Introduction –
Lorsque Alexis de Tocqueville embarque pour l’Amérique en 1831, il ne s’agit pas d’un simple voyage d’observation. Le jeune magistrat est animé par une double quête : comprendre la démocratie en action et, par ce fait, anticiper l’avenir politique de l’Europe. Pourtant, au-delà du modèle idéal qu’il espérait y trouver, il y perçoit des tendances inquiétantes, capables d’ébranler les régimes démocratiques de l’intérieur.
Presque deux siècles plus tard, alors que les États-Unis viennent de réélire Donald Trump à la Présidence, de nombreux journalistes et spécialistes concluent à une simple contagion des modèles illibéraux (argentins, italien ou hongrois). Si leur analyse nourrit notre réflexion, l’œuvre éponyme d’Alexis de Tocqueville demeure une boussole précieuse pour décrypter les évolutions politiques actuelles. En mettant en lumière les faiblesses démocratiques qu’il a identifié, nous espérons non pas disqualifier telle ou telle analyse en particulier, mais participer à une étude qui s’impose à nous Européens, pour éviter que nous prenions, nous aussi, le chemin vers l’illibéralisme.
I – L’enrayement d’un « développement graduel de l’égalité »
Héritier de la tradition révolutionnaire française et témoin privilégié du déclin du suffrage censitaire aux États-Unis, Alexis de Tocqueville se forge la conviction que nos sociétés tendent inéluctablement vers l’égalité. Selon lui, cette dynamique égalitaire façonne en profondeur les transformations politiques et favorise l’instauration et le renforcement du modèle démocratique. Autrement dit, la démocratie est pensée non pas comme un choix arbitraire, mais comme l’aboutissement naturel d’une évolution économique.
Bien que cette approche soit théorique, force est de constater son aspect prémonitoire dans le devenir des Etats-Unis et du continent Européen. Thomas Piketty souligne ainsi que la longue marche vers l’égalité qui s’étend de 1850 à 1970 a rendu possible un renforcement démocratique. L’explication en est simple : lorsque les citoyens observent du progrès dans leur situation économique, ils s’intéressent davantage à la chose publique et s’engagent plus volontiers dans la coopération.
Toutefois, l’inversion de la tendance égalitaire que l’on constate simultanément des deux côtés de l’Atlantique à partir de 1970 est à l’origine d’une dynamique inverse. Cette période de « Grande récession » a d’abord eu pour effet de fragiliser la relation de confiance entre citoyen et institutions, la faisant passer dans le dit « Occident » de 62 % en 1968 à 22 % aujourd’hui. Plus préoccupant encore, des bataillons d’études ont déterminé que les crises économiques provoquaient le plus souvent un climat de haine, de montée de l’extrême droite, voire de violence sectaire.
Ce que l’on nommera ici un enrayement d’un « développement graduel de l’égalité » remet-elle en cause les conclusions dégagées par Tocqueville ? Nous pensons au contraire que son intuition se confirme : quand les inégalités se creusent, la démocratie vacille. Dans cette perspective, le retour au pouvoir d’une figure autoritaire capable d’instrumentaliser le sentiment de déclassement ressentie par des millions d’américains tout en désignant, à la vue de tous, des responsables à leur malheur (minorités, lutte dans la transition écologique et ingérences étrangères) semblait être inévitable …
II – Le « despotisme doux » du numérique
Tandis que l’histoire semble avoir pris, au moins ponctuellement, des détours quant à la prophétie d’un « développement graduel de l’égalité », elle nous a paradoxalement doté d’outils capables de raviver les menaces qu’il en avait tirées. En effet, si sur le plan matériel les inégalités se sont creusées, le développement d’internet a instauré une nouvelle égalité d’apparence propice à la résurgence de faiblesses démocratiques identifiés par Tocqueville. Ainsi, à travers l’essor du numérique, l’individu se développe un second statut : celui d’utilisateur. Si le citoyen peut être pauvre, isolé et non diplômé : il se perçoit sur la toile comme l’égal des autres, les cartes semblant être rebattues.
Cette égalité de façade, loin de contredire Tocqueville, ravive au contraire ses mises en garde face au « développement graduel de l’égalité ». Dans ce contexte, nous avertissait l’auteur, l’État devient une puissance certes bienveillante, mais également omniprésente ; une puissance qui ne chercherait pas à opprimer brutalement, mais plutôt à guider les citoyens en s’occupant d’eux comme un tuteur paternaliste :
« Il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. » (De la démocratie en Amérique, Tome II, Livre IV, Chapitre VI)
Cette tendance qu’il nomme « despotisme doux », s’observe de plus en plus sur Internet. À coup de campagnes publicitaires étatiques, de modération tous azimuts et de restriction du champ du dicible, de nombreux citoyens américains se sentent infantilisés par cet Etat « berger ». La campagne de Donald Trump a su capter et exploiter cette frustration. En se faisant en quelque sorte le protecteur d’une omniprésence de l’État sur internet, d’un « despotisme doux » numérique, il a su fédérer un nouvel électorat au nom de la liberté …
III – Le retour de la « tyrannie de la majorité »
Oui, mais voilà … En prétendant s’attaquer frontalement à l’enrayement du « développement graduel de l’égalité » et au « despotisme doux » numérique, Trump n’a-t-il pas, en réalité, capté une force si puissante qu’elle pourrait précipiter l’Amérique vers une autre dérive redoutée par Tocqueville : la tyrannie de la majorité ?
Ne nous y trompons pas, si Trump est parvenu à imposer ses vues par une agrégation des colères, son projet s’inscrit également en positif. Mais, habilement présenté comme étant l’unique moyen d’éradiquer leurs maux : une majorité d’américains ont pris ce risque, pensant que le jeu en valait la chandelle.
Ses réponses à l’enrayement du « développement graduel de l’égalité » pourrait se résumer ainsi : nous sommes systématiquement taxés, faisons des coupes budgétaires pour y mettre un terme et regagner du pouvoir d’achat. Si ce raisonnement peut sembler séduisant de prime abord, ne risque-t-il toutefois pas d’accentuer les inégalités plutôt que de les réduire ? En effet, la mission confiée au D.O.G.E d’Elon Musk qui vise à économiser 1000 milliards de dollars dès sa première année ne pourra pas s’opérer sans un impact nécessairement significatif sur les programmes sociaux. Déjà affaiblis en comparaison avec les modèles européens, les privatisations et suppressions d’aides annoncées risquent fort d’accentuer les fractures sociales dans un pays déjà en crise. En filigrane, cette politique traduit l’orientation générale de la stratégie de Trump : privilégier le soutien d’une majorité, quitte à en faire payer le prix fort à une minorité.
La même logique prévaut dans sa réponse au « despotisme doux » numérique. En prônant une liberté d’expression totale, en favorisant la prolifération des fake news et des théories du complot, Donald Trump risque d’exposer sa population à une nouvelle forme d’auto-censure par la peur. Quiconque aime un contenu, le partage, le supprime, s’exposera à des menaces et à une disqualification par des vérités alternatives. La démocratie libérale, qui suppose par essence un socle commun à partir duquel l’on puisse débattre, s’en trouverait forcément fragilisée. Plus encore, internet risque de devenir, non plus un espace où les inégalités demeurent de manière insidieuse, mais un lieu dans lequel règne la loi du nombre et du plus fort. En définitive, derrière sa lutte proclamée contre un « despotisme doux » numérique, l’administration Trump risque de conduire l’Amérique vers un autre « despotisme doux », plus dangereux encore en ce qu’il écrase toute contestation par l’auto-censure. Le chemin semble d’abord différent mais la destination est la même : celui d’une exclusion d’une minorité au profit d’une majorité.
Ouverture –
En tirant parti de puissants ressorts se trouvant au tréfonds de nos modèles démocratiques tels que l’enrayement du « développement graduel de l’égalité » ainsi que le « despotisme doux » du numérique : l’administration Trump a réussi à rallier une majorité indéfectible à sa cause. Hélas, beaucoup laisse à penser que les réponses apportées conduiront le pays vers un chemin plus dangereux encore, une nouvelle fois prophétisé par Tocqueville, celui d’une « tyrannie de la majorité ».
La démocratie libérale, qui suppose d’« admettre le désaccord et non pas le réduire, l’étouffer » (Monique Chemillier Gendreau), sera la première perdante de ce pari. Plus encore, si rien n’est fait pour inverser la tendance, la comparaison avec les régimes illibéraux hongrois ou argentin – n’ayant de démocratique que le vote et n’hésitant pas à affaiblir, voire à censurer, la contradiction – pourrait devenir tragiquement juste.
Ainsi, non seulement par capillarité mais par impuissance à se saisir des faiblesses inhérentes à nos démocraties, la première puissance mondiale risque de se diriger vers l’illibéralisme. À l’image de Tocqueville, qui scrutait l’Amérique pour anticiper l’avenir de l’Europe : tâchons de prêter attention aux évolutions de l’Ouest pour ne pas répéter les mêmes erreurs.
« Les nouvelles générations qui observent aujourd’hui la politique sont en train de recevoir une éducation civique faite de comportements et de mots d’ordre illibéraux qui conditionneront leurs attitudes futures. Une fois les tabous brisés, il n’est pas possible de les recoller : quand les leaders actuels passeront de mode, il est peu probable que les électeurs, accoutumée aux drogues fortes du national populisme, réclame à nouveau la camomille des partis traditionnels. Ils demanderont quelque chose de nouveau et de peut-être encore plus fort. » (Les ingénieurs du chaos – Giuliano da Empoli)
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