- (Question) Pour débuter cet entretien, j’aimerais que l’on évoque l’évolution de la doctrine du maintien de l’ordre en France. Dans votre livre (politiques du désordre) vous distinguez une période qui va de l’après première guerre mondiale aux événements de mai 68 que vous nommez une « pacification bien tempérée ». Puis, de 1968 à 1999 vous pointez du doigt une fixation de ce modèle. Pouvez-vous revenir sur cette volonté de « pacification » et nous dire d’où elle vient / de quelle choix de société est-elle le nom ?
Quand on regarde l’histoire du maintien de l’ordre on peut repérer un changement au début du XX siècle dans le sens où ce sont des forces de police et non militaires qui gèrent les foules protestataires. Aussi, assiste t-on à l’établissement d’un modèle qui appelle les manifestants à entrer en contact avec les autorités préfectorales, qui, ensemble, fixent l’horaire de départ, l’horaire d’arrivée et le parcours. On entre ainsi dans une phase de pacification des pouvoirs publics. Une pacification qui n’est pas nécessairement à l’initiative de l’État, non plus des manifestants, mais les deux se rencontrent. Ce qui peut bien sûr avoir des ratés lorsque les manifestations sont menées par des organisations qui ne se sentent pas la vocation d’aller voir les pouvoirs publics.
En revanche, tout ce qui concerne le rapport aux populations colonisées échappe à ce modèle. D’abord les manifestations dans les territoires colonisés n’obéissent absolument pas à l’impératif de pacification. On le voit par ailleurs dans les massacres qui sont commis après l’armistice de mai 1945 à Gallima, Sétif et Constantine en Algérie. Puis évidemment avec la guerre d’Algérie.
Mais à l’égard des populations françaises présentes sur le territoire national, c’est vrai que l’on a cette longue tendance à la pacification. Mai 68 dont le gouvernement prétend que les confrontations n’ont mené à aucune mort, ce qui n’est pas vrai, est en tout cas utilisé comme un moment éclatant du bien fondé de la doctrine de pacification. Puis dans les années 70-80, on perfectionne. Que ce soit les équipements défensifs, la retenue, les moyens qui permettent de mettre à distance les foules etc.
Dans les années 1990-2000 il y a un reflux des mobilisations. Pour les policiers mais également les ministre de l’intérieur qui se succèdent l’impératif n’est pas tellement celui du rapport aux foules manifestantes mais celui des émeutes urbaines qui se développent alors. Tous le savoir et les réflexions en termes d’équipement de doctrine d’intervention sont situés sur les violences urbaines. Il y a par ailleurs peu de mobilisations et des mouvements de réduction des dépenses budgétaires de l’État et donc on ferme des escadrons de gendarmerie mobile, on diminue le volume d’entraînement … bref on “déspécialise” le maintien de l’ordre. Et quant les mouvements sociaux frappent à la porte durant la décennie 2010 avec nuit debout, les réformes contre la loi El Komhri ou les gilets jaunes : on ne savait plus tellement comment faire et donc on envoie des forces de police essentiellement formées et équipées aux émeutes urbaines. On se retrouve donc avec une période qui est celle d’un renversement de la pacification, une période de brutalisation du rapport aux foules.
- (Question) Depuis quelques années se multiplient des lois sécuritaires. Que se soit pour répondre à la menace terroriste, à un état d’urgence sanitaire ou à l’organisation de jeux Olympiques, chaque gouvernement nous donne le sentiment d’y aller de sa nouvelle loi pour encadrer la rue. Est ce que vous pouvez nous donner des exemples concrets en matière de droit en nous donnant des exemples concrets et nous dire comment cela s’immisce concrètement dans la doctrine du maintien de l’ordre ?
Ce que l’on observe depuis le début des années 2000 est ce que l’on appelle une judiciarisation du maintien de l’ordre c’est à dire que l’on recherche le déferrement de gens qui ont commis des infractions à l’occasion de/pendant les manifestations. Ce n’était pas quelque chose qui était vraiment recherché à la fin du 20 siècle, il y a encore 30 ans. Parce que dans le fond, la doctrine qui prévalait était celle de gérer le moment en faisant tout pour que l’intervention policière entraîne moins de désordre que celle qu’elle était amenée à réprimer. Ainsi, on ne prenait pas tellement le risque d’interpeller des individus dans les foules, le but était de faire en sorte que la paix publique soit restaurée.
Aujourd’hui, avec la judiciarisation nous sommes dans une nouvelle perspective. On cherche notamment pour le journal de 20 heures à annoncer le nombre d’interpellation auquel l’on a procédé. Je me souviens même d’une manifestation qui remontait le Boulevard Sébastopol à Paris organisée contre la loi sécurité globale au cours de laquelle le ministre de l’intérieur égrenait toutes les heures le nombre d’interpellations effectuées comme preuve de la violence des manifestants. Hors cela pouvait tout aussi bien être une preuve de l’action proactive des policiers en la matière.
Cette judiciarisation s’accompagne aussi d’un changement de quelques aspects du droit. On a introduit, notamment pour lutter contre le phénomène des rixes aux abords des stades, le délit de « groupement formé en vue de commettre des violences ». En droit on sanctionne des actes, pas des intentions. Hors en l’espèce, dès lors que vous êtes plus de trois et que vous avez des fumigènes, des masques pour vous protéger des gaz, des lunettes de piscine etc … vous pouvez être interpellé sur le fondement de ce nouveau délit. Il faut ajouter à cela le fait que depuis 2016, les circulaires de politique pénale envoyées aux parquets sont très claires : il faut interpeller, il faut déférer. Ce sont des circulaires que l’on ne voyait pas dans les années 90.
Donc tout cela contribue à faire de la manifestation pas seulement le moment d’une confrontation éventuelle entre manifestants et force de l’ordre mais un affrontement plus large avec l’autorité judiciaire. Il y a une sorte de filet judiciaire qui étreint l’activité manifestante en France que l’on ne connaissait pas il y a encore 20 ans.
- (Question) Qu’est ce que cela produit selon vous chez les manifestants ? Est ce que cela les dissuade / les irrite davantage ?
Ce qui est certain c’est que la manifestation est envisagée beaucoup plus qu’avant avec crainte, voir peur de la part des manifestants et de leurs proches, que pendant le mouvement des retraites cela a pu dissuader. La multiplication des tirs au flash-ball durant la mobilisation des gilets jaunes a dissuader. Mais ducoup, celles et ceux qui vont en manifestation sont, sans doute pour une part, beaucoup plus déterminés ou en tout cas préparés à d’éventuels affrontements. Par conséquent, on augmente la probabilité d’une confrontation, d’une animosité en tout cas entre les uns et les autres. Et donc effectivement la manifestation change quelque part de nature.
Question : A la toute fin de votre livre, dans vos remerciements vous dites cela : L’analyse que nous en tirons aura sans doute le défaut de ne satisfaire personne et d’irriter les autres. Mais l’avantage d’être mue par un souci sincère de vérité et une vive inquiétude démocratique. Ma question est la suivante : quelle est votre définition de la démocratie et comment l’imbriquez-vous avec la manifestation ?
Je ne sais pas si j’ai une définition de la démocratie mais j’ai une petite vue sur la manifestation en démocratie. Et notamment dans notre démocratie française qui est caractérisée par une constitution qui laisse enormément de place à l’exécutif. C’est du à plein de choses mais notamment au mode de scrutin qui exclus au lieu de rassembler. On le voit d’ailleurs très bien aujourd’hui, l’assemblée nationale est divisé en 3 blocs distinct mais l’exécutif garde la main. Cette situation est la résultante de plusieurs facteurs parmi lesquels j’en distinguerait 2 :
-Notre mode de scrutin majoritaire à deux tour qui exclus tandis que les scrutins proportionnels rassemblent.
-Notre parlement dispose de peu de pouvoir par rapport à l’exécutif alors même qu’il représente mal la le spectre des identifications partisanes et politiques des français.
Dans un tel contexte, manifester c’est-à-dire réunir des centaines de milliers de gens dans la rue pour protester contre l’adoption d’un projet de loi, revient en quelque sorte à restaurer par la puissance du nombre les défauts démocratiques de l’architecture institutionnel de la V République. C’est d’ailleurs ce qu’avait reconnu Alain Juppé en 1995 en décidant de reculer sur un projet de réforme concernant les retraites face à la contestation sociale. Et cela on ne l’entend plus c’est-à-dire qu’il y a un raidissement du pouvoir politique depuis Raffarin en 2003 (mobilisation contre les retraites). Ce qui se répète aujourd’hui c’est que la rue ne gouverne pas, la loi est établie au parlement. Et donc en fait, on ampute d’un correctif extra-institutionnel d’une architecture constitutionnelle qui laisse peu de place aux oppositions et confie l’essentiel du pouvoir à l’exécutif. Et en ce sens la manifestation a plus que dans d’autre pays, un rôle prépondérant dans l’activation, la vivacité de la démocratie.
- (Question) Comment vos travaux sur la politique du désordre vous laissent envisager la suite de la pratique manifestante. Plus de colère, de violence ou se dirige t-on vers une forme de résignation, de fatigue manifestante ?
En tant que chercheur, c’est compliqué d’émettre un pronostic. Un diagnostic on s’y essaye mais pronostique on tente rarement … Parce que qui aurait pu prévoir au début des années 2000 cette phase de brutalisation ? Et qui peut dire aujourd’hui que cette phase de brutalisation est un véritable retournement historique ?
En revanche, on peut étudier des données. Il est sûr que si les partis de gouvernement représentent de moins en moins les français on risque d’avoir une contestation beaucoup plus fréquente de ce qui s’élabore dans la rue. Par ailleurs, la conjoncture économique est évidemment primordiale, si les entreprises françaises ferment et se délocalisent pour produire conduisant de nombreux employés et ouvriers au chômage, on peut là aussi avoir de nombreuses mobilisations. Aussi, il faut bien se souvenir que l’entreprise Uber est un modèle de l’entreprise contemporaine pour le candidat macron en 2017 et de ce point de vue, les gilets jaunes sont la traduction dans la rue de cette forme d’atomisation du travail. Alors, atomisation du travail, désindustrialisation, délocalisation, contraction du champ des partis pouvant gouverner … C’est un cocktail qui me paraît tout à fait prometteur en matière de manifestation et d’occupation de la rue à des fins de protestation.
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