Ironie de l’histoire ! L’année 2024 restera dans les livres scolaires comme ayant célébré le record de longévité de notre texte constitutionnel puis une crise politique d’ampleur à remettre en cause le bien fondé de son maintien. Si le calendrier est capricieux et que nous aimerions paisiblement souffler cette soixante-sixième bougie, l’impasse politique dans laquelle nous sommes nous invite à questionner la pertinence de notre modèle politique.

Comme toute création de l’esprit humain, la constitution de 1958 fût créée dans un but précis. Les concepteurs de la Ve République en poursuivaient principalement trois. De Gaulle, son principal instigateur, les résumait ainsi :

« Pour ce qui est de la V république, son esprit procède de la nécessité d’assurer aux pouvoirs publics l’efficacité, la stabilité et la responsabilité dont ils manquaient organiquement sous la IV république ».

La mise à l’écart de ces trois objectifs nous permet ainsi de confronter la création aux réalités de notre vie politique. Parce que la constitution n’est rien d’autre qu’un objet, mettre face à face l’ambition poursuivie par la création et ses résultats nous permettra d’évaluer la pertinence de son maintien.

Concilier « efficacité » et « stabilité ».

La V république est d’abord l’héritage d’une obstination à conjurer les échecs du passé. D’abord ceux d’une IIIe République incapable de contenir les menaces autoritaires. Puis ceux d’une IVe République instable, qui connut une succession rapide de gouvernements, bien souvent incapable de mener une politique efficace … Ainsi, l’énième crise politique de l’été 1958 achève de convaincre un peuple français qui se retourne in extremis vers son ancien sauveur : le général De Gaulle. L’objet constitutionnel étant jugé défectueux, le nouveau président et ses collaborateurs vont chercher à travers sa réécriture à concilier l’« efficacité » et la « stabilité » ayant, jusqu’ici, manqué. Dans les faits, ce double impératif se constate à travers la refonte de deux institutions :

D’abord au sein du parlement qui, s’ il est maintenu, perd progressivement de son prestige. Ainsi, le parlement demeure un passage obligé pour le vote des lois et conserve sa motion de censure. Toutefois, la nomination du président de la République lui échappe, ce dernier sera élu par le peuple. Cette configuration nouvelle s’exerce au détriment du parlement. Pour cause, n’étant plus le seul organe procédant du peuple, sa légitimité sera contestée.

L’autre institution pourvu à cet effet est le Conseil constitutionnel. Selon Michel Debré il s’agit d’une « grande et nécessaire innovation » qui joue une fonction de régulation de l’activité normative des pouvoirs publics. Bien qu’il aspire à être perçu comme le gardien de la Constitution, l’organe sera composé de manière discrétionnaire par le chef de l’exécutif et les présidents des deux chambres. Si en droit le principe d’impartialité s’applique, pourquoi admet-on une exception au sommet de l’Etat ?

Nous l’avons vu, en se focalisant sur une recherche d’équilibre entre « efficacité » et « stabilité », nos rédacteurs ont indirectement consenti à un renforcement du chef de l’exécutif. Auréolé par sa légitimité populaire, débarrassé d’un réel contre pouvoir et grandi par ses nouvelles attributions, les conditions matérielles d’une affirmation présidentielles sont posées. Mais si le déséquilibre peut déjà sembler apparent, la pratique constitutionnelle n’aura de cesse de le renforcer.

D’abord par une jurisprudence clémente qui en matière réglementaire, relègue le premier ministre au second plan. Puis par l’instauration en 2000 d’une concordance des calendriers présidentiels et législatifs, responsable cette fois d’une mise au pas du premier contre pouvoir. Triste preuve d’une progressive dénaturation constitutionnelle, l’incertitude politique que nous traversons rend évidente les incohérences de notre modèle. Le trop plein d’« efficacité » accordé au Président lui ont in fine donné les conditions matérielles pour se cramponner au pouvoir, peu importe l’« instabilité » plurielle vécue et à prévoir …

En effet, certaines propositions émises il y a peu par nos deux principaux camps politiques semblent accréditer l’idée qu’on aurait abandonné cette recherche de conciliation. À droite de l’hémicycle on choisit l’efficacité en émettant le souhait d’une mise au pas du conseil constitutionnel, à gauche le paris est de revitaliser le parlement afin d’empêcher l’arbitraire. Davantage que d’être disqualifié par les faits, notre constitution encourt sérieusement le risque d’être dénaturée par le droit.

La « responsabilité »

La V république naît également d’une volonté ferme : redonner du pouvoir au peuple. De Gaulle l’exprimait ainsi : « L’esprit de la Constitution nouvelle consiste, tout en gardant un Parlement législatif, à faire en sorte que le pouvoir ne soit plus la chose des partisans, mais qu’il procède directement du peuple ». Davantage qu’un souhait, la revitalisation de la vie démocratique de l’État structure le discours politique de l’ancien général. Celui qui se présente désormais comme « l’élu du peuple » le consulte régulièrement par référendums. Le lien de « responsabilité » [du latin respondere : « répondre de »} qu’il entretient avec le peuple l’amène au respect d’une doctrine : si le corps électoral désavoue sa proposition référendaire, il s’engage à démissionner.

Malgré cet « esprit de la constitution », il suffira d’une vingtaine d’années pour qu’un événement politique vienne le mettre en cause. En 1986 et pour la première fois de son histoire, la majorité parlementaire va être d’une couleur politique différente de celle du président. Désavoué par le peuple et condamné à l’immobilisme si rien n’est fait : François Mitterrand fait le choix de conserver son rôle et de nommer un premier ministre fidèle à la nouvelle composition du parlement. La France expérimentera à trois reprises une situation comparable de « cohabitation », avec pour conséquence une détérioration de la confiance entre le pouvoir et le peuple. Selon le constitutionnaliste Frédéric Rouvillois, le choix de la cohabitation n’est rien d’autre qu’une « anomalie de la responsabilité politique du président ». Pour cause, en ne se retirant pas, le président refuse d’affronter le verdict rendu par les français et brise par la même occasion la confiance qui les unissaient.

Une « anomalie de la responsabilité politique du président » ayant d’or et déjà eu lieu, il reste à aller plus loin … En 2005, les français sont appelés aux urnes et désapprouvent l’adoption du traité de Lisbonne. La démocratie l’emporte et le projet semble abandonné. Cependant, il ne faudra attendre que trois ans et l’élection de Nicolas Sarkozy pour que le traité soit intégré au droit français par une autre voie. Ce mépris de la décision populaire se révèle encore récemment lorsqu’en 2023 députés comme citoyens refusent majoritairement l’augmentation de l’âge de départ à la retraite. Malgré un consensus populaire, le texte sera adopté par l’intermédiaire de l’article 49-3.

Nos présidents se succèdent et empruntent chacun un peu plus le costume du prince de Machiavel. Guidé par la seule volonté de conserver le pouvoir, il semble « plus sûr d’être craint que d’être seulement aimé ». Ce paris machiavélique n’est cependant pas exempt de risques. L’augmentation continue du nombre d’abstentionniste, l’explosion de la violence politique, la polarisation de notre société ou encore la progression des « extrêmes » témoignent du malaise patent traversé par notre République. Évidemment cette « crise démocratique » n’est pas du seul ressort de notre texte constitutionnel. Toutefois, son office étant d’assurer à minima une relation de confiance entre peuple et pouvoir, force est de constater que son dévoiement est préoccupant.

Conclusion

Dénaturée, disqualifiée et enfin dévoyée, nos rédacteurs de 1958 doivent se sentir sali par le devenir de leur création. Preuve tristement parfaite de notre échec, la crise politique que nous traversons révèle les risques encourus par notre obstination à ne pas questionner le bien fondé de notre constitution. Entre instabilité politique, hyper-présidentialisation du régime, polarisation extrême de notre société et hausse des ressentiments, chacune des cases à risque évoquées plus tôt semble cochée.

Si nous jetons notre objet lorsqu’il ne remplit pas sa fonction, alors pourquoi ne pas faire de même avec notre constitution ? Plus encore qu’une création humaine, il s’agit de notre capacité à vivre ensemble qui est en jeu. Maintenant que les preuves de son échec sont sous nos yeux, montrons nous juste et réinventons ensemble notre texte constitutionnel !

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