Du 16 au 18 septembre 1982, alors que la guerre civile déchire le Liban, des milices chrétiennes investissent les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila. Ce qui suit n’a rien d’une bataille : c’est une exécution de masse. Hommes, femmes et enfants, tous sont traqués et abattus. Plus de quarante ans plus tard, les récits des survivants continuent de révéler les silences amers et les fractures d’une mémoire hantée par l’oubli.
Guidé par un vieux palestinien à la recherche des siens, Alain Louyot (au fond) est l’un des premiers journalistes à être entré dans les camps après le massacre de Sabra et Chatila, le 18 septembre 1982.
Guerres, alliances et exils : la route sanglante vers Sabra et Chatila
Le massacre de Sabra et Chatila s’inscrit dans une longue histoire de guerres, d’alliances et d’exils forcés. En 1975, le Liban s’enlise dans une violente guerre civile, divisant Beyrouth entre une partie musulmane à l’Ouest et l’Est chrétien. Mais en juin 1982, le conflit prend un tournant décisif : sous couvert de l’opération « Paix en Galilée », Israël envahit le pays du Cèdre, déterminé à anéantir l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et à chasser ses combattants du territoire libanais. De fait, l’État hébreu scelle une alliance stratégique avec la milice chrétienne des Forces libanaises, un rapprochement fondé sur un objectif commun : éradiquer toute présence palestinienne, dans la continuité de l’exil forcé amorcé en 1948.
Dans les semaines qui suivent, sous l’égide des États-Unis, un cessez-le-feu est négocié. Il prévoit l’évacuation des combattants palestiniens de Beyrouth-Ouest, placée sous la protection de contingents militaires français et italiens. Une promesse est alors faite : celle d’assurer la sécurité des populations civiles palestiniennes, mais aussi des Libanais réfugiés dans les camps pour fuir l’armée d’invasion. Début septembre, plus aucun combattant n’est présent sur place ; même Yasser Arafat, leader de l’OLP, a quitté la capitale libanaise pour la Tunisie. Le 13 septembre, les forces occidentales se retirent à leur tour, abandonnant Beyrouth à Israël et à leurs alliés, livrant Sabra et Chatila à un destin scellé d’avance.
Le 14 septembre, le nouveau président libanais Bachir Gemayel, dirigeant de la droite chrétienne, est victime d’un attentat mortel. Immédiatement, l’alliance israélo-phalangiste attribue la responsabilité de l’attaque à l’OLP. Il n’en faut pas plus pour déclencher une riposte : un plan est élaboré et dès le 16 septembre, les milices chrétiennes, appuyées par l’armée israélienne, investissent les camps de Sabra et Chatila. Ce qui devait être une opération de « nettoyage » des derniers combattants supposément restés à Beyrouth se transforme en un massacre innommable où environ 3 000 personnes sont abattues sans distinction.
Le 18 septembre au matin, les journalistes pénètrent dans les camps de Sabra et Chatila, découvrant une scène d’horreur indescriptible. Les ruelles étroites, bordées de masures insalubres, sont jonchées de cadavres. Alain Louyot, grand reporter au Point à l’époque, se souvient : « Il fallait enjamber les cadavres pour avancer. Le sentiment d’horreur était accru par le fait que les victimes étaient pour la plupart des femmes, des enfants et des vieillards souvent atrocement mutilés. » La chaleur de septembre rend l’atmosphère encore plus suffocante, l’odeur des corps en décomposition étant insupportable. Des nourrissons mitraillés dans leur berceau, des femmes à moitié nues suggérant des viols avant leur exécution, des hommes mutilés : la sauvagerie est omniprésente.
Sabra et Chatila : un massacre sans coupables
L’émotion grandit à mesure que les journalistes rapportent les récits glaçants des survivants. Au JT d’Antenne 2, des femmes en état de choc témoignent : « Ils nous ont égorgés, ils ont égorgé des enfants, beaucoup d’enfants. » Les rares images relayées par les médias révèlent l’ampleur du carnage et suscitent une onde de choc mondiale. En Israël, l’indignation de l’opinion publique est immédiate : des centaines de milliers de manifestants, choqués par la cruauté du massacre, descendent dans les rues de Tel Aviv pour condamner l’attitude du gouvernement Begin et demander la démission d’Ariel Sharon, ministre de la Défense. Face à ce soulèvement populaire inédit, la communauté internationale réagit et décide d’investiguer.
Plusieurs enquêtes sont ouvertes pour déterminer les responsabilités du massacre. Au Liban, le nouveau président Amine Gemayel mandate le procureur du Tribunal militaire, Assad Germanos, dès le 24 septembre. L’enquête conclut à la responsabilité israélienne et décharge les milices chrétiennes. Côté israélien, une commission d’enquête officielle – la « Commission Kahan » – est mise en place sous la direction du président de la Cour Suprême israélienne, Yitzhak Kahan. Ses conclusions, rendues publiques en février 1983, établissent la responsabilité directe des milices chrétiennes et celle, indirecte, de l’armée israélienne. Cette dernière est accusée d’avoir facilité l’entrée des Phalanges dans les camps de réfugiés et de ne pas être intervenue pour arrêter le massacre. Ariel Sharon, mis en cause pour avoir minimisé les risques d’une telle opération, est finalement contraint de démissionner quelques semaines plus tard.
Entre temps, l’Assemblée générale des Nations Unies vote la résolution 37/123 désignant le massacre de Sabra et Chatila comme un « acte de génocide ». Une qualification qui interroge : quelle est la différence avec un génocide ? Selon l’article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948), un génocide est « un acte commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». En employant l’expression « acte de génocide », les Nations Unies soulignent le caractère génocidaire du massacre, sans pour autant établir juridiquement une volonté d’extermination systématique.
Par ailleurs, l’étroite coordination entre les milices chrétiennes et l’armée israélienne dans le cadre de ce massacre a été mise en évidence par Seth Anziska, chercheur états-unien, dans son ouvrage Preventing Palestine: A Political History From Camp David to Oslo (2022), consacré à la diplomatie états-unienne au Proche-Orient. En s’appuyant sur des sources déclassifiées de la commission Kahan, il révèle l’empressement des responsables israéliens à laisser les miliciens phalangistes entrer dans les camps pour « s’occuper des Palestiniens ». Surtout, il souligne que ces plans ne visaient pas uniquement les combattants de l’OLP, mais bien l’ensemble des réfugiés palestiniens.
Au Liban, l’occultation du massacre de Sabra et Chatila ne résulte pas seulement d’une enquête biaisée, mais d’une amnésie imposée. En 1991, le Parlement libanais vote une loi d’amnistie générale qui interdit de juger les crimes commis durant la guerre civile, scellant ainsi l’impunité des acteurs du conflit, y compris les responsables du massacre de Sabra et Chatila. Au-delà du cadre légal, le poids du silence et la peur des représailles pèsent sur les témoins et les survivants. Dire, c’est raviver un passé que l’État cherche à enterrer. Par exemple, l’assassinat en 2002 d’Élie Hobeika, ancien chef des Forces libanaises, alors qu’il s’apprêtait à témoigner, illustre cette chape de plomb qui empêche la vérité d’émerger. Plus qu’un simple oubli, c’est une mémoire interdite qui s’est imposée, reléguant le massacre aux marges du discours officiel et condamnant les victimes à une mise sous silence indéniable.
De l’omerta à l’amertume : une mémoire en éclats
Le massacre de Sabra et Chatila hante la mémoire palestinienne, une mémoire fragmentée, tiraillée entre la nécessité de se souvenir et l’impossibilité de faire pleinement le deuil. En effet, les survivants portent en eux le poids d’une horreur indicible, relayée par les récits familiaux et les silences pesants. Loin d’être figé, ce souvenir se transmet d’une génération à l’autre, imprégné de douleur et d’absence de reconnaissance. Pourtant, la construction d’une mémoire collective se heurte à des obstacles majeurs : le silence imposé par les autorités libanaises, la peur des représailles et l’érosion progressive des traces, menaçant d’engloutir ce drame dans l’oubli.
Malgré le vide institutionnel qui scelle le silence autour du massacre de Sabra et Chatila, de nombreuses productions culturelles tentent d’ancrer cet événement historique dans la mémoire collective. C’est précisément l’intention de Sandra Barrère, chercheuse à l’université de Bordeaux Montaigne, dans son ouvrage Écrire une histoire tue. Le massacre de Sabra et Chatila dans la littérature et l’art (2022). En explorant comment l’art et la littérature éclairent les zones d’ombre de cette tragédie occultée, elle démontre que l’histoire, la justice et les rites funéraires – autant d’institutions censées honorer les victimes – ont failli dans leur mission, laissant un vide que les médiations symboliques de l’art et de la littérature viennent combler. L’art devient ainsi un substitut aux défaillances institutionnelles.
S’inspirant d’Ivan Jablonka, Barrère souligne que la fiction peut restituer la vérité là où l’histoire officielle échoue à l’établir. Elle reprend également l’analyse d’Henry Laurens, selon laquelle l’art et la littérature parlent des vivants lorsque ceux-ci n’ont plus la possibilité de s’exprimer. Loin d’être un simple témoignage, la création artistique devient alors un acte de mémoire. Dans un contexte où le deuil est empêché et la parole muselée, elle prend la forme de sépultures symboliques : « Chacune des quatorze œuvres que j’étudie plus spécifiquement dans ce vaste corpus essaie d’apposer une pierre tombale à l’endroit où il n’y en a pas. » Parmi ces œuvres, certaines s’imposent comme des tentatives de reconstruction mémorielle face à l’oubli imposé : le récit Quatre heures à Chatila (1983) de Jean Genet, le film d’animation Valse avec Bachir (2008) d’Ari Folman ou encore le carnet de reportage Sabra & Chatila, au cœur du massacre (2012) de Jacques-Marie Bourget et Marc Simon.
Dans cette mémoire fragmentée, le documentaire Massaker (2006) des journalistes Monika Bergmann, Lokman Slim et Hermann Theissen donne quant-à-lui la parole aux auteurs du massacre de Sabra et Chatila. Six anciens miliciens phalangistes, anonymisés pour éviter d’éventuelles représailles, témoignent de leurs actes de barbarie. À travers des récits qui dépassent l’entendement, on découvre le processus de déshumanisation dont ils ont fait l’objet, alimenté par un conditionnement psychologique intensif : projections de films sur la Shoah – tout est fait pour renforcer leur conviction de la justesse de leur cause – entraînements physiques et mentaux et, enfin, des ordres clairs lors du massacre : « Entrez, tirez, tuez tout ce qui respire. » Les bourreaux justifient leur violence par la peur de l’autre : « Moi, je me disais : ce petit va grandir et me tuer, cette jeune fille va faire des enfants, non ! Il ne faut pas, je les tue. » Et, même des années plus tard, dans leurs témoignages, aucune culpabilité ne transparaît. Juste des faits, bruts, glaçants, justifiés par un devoir mécanique à accomplir.
Face à l’impossibilité d’oublier les événements de Sabra et Chatila, survivants, journalistes, chercheurs et organisations de défense des droits de l’homme s’efforcent de commémorer ce drame. L’objectif est double : honorer les victimes et reconnaître leur souffrance. En rappelant leur existence et en se souvenant de leur sort tragique, justice leur est en partie rendue. Cependant, le devoir de mémoire ne se limite pas à un simple souvenir ; il prend la forme d’une prévention active contre les atrocités futures et une lutte contre l’oubli et la négation. Garder vivante la mémoire du massacre de Sabra et Chatila permet non seulement d’éviter la répétition de tels actes à l’avenir, mais aussi de s’opposer à toute forme de déni ou de révisionnisme qui chercherait à minimiser, effacer ou justifier cette tragédie. C’est donc dans ce cadre que la reconstruction de cette mémoire en éclats devient un impératif, un acte de résistance face à l’oubli, un engagement moral pour les générations présentes et futures.
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