Pour ses derniers mois d’ouverture, le Centre Pompidou consacre une exposition inédite à Suzanne Valadon, une artiste de la modernité parisienne et affranchie des conventions de son temps. Une exposition inédite avec plus de 200 œuvres, à découvrir jusqu’au 26 mai 2025.
Une artiste oubliée remise sur le devant de la scène
Malgré son rôle précurseur dans la modernité artistique du XIXe, son œuvre demeure encore peu connue du grand public. Dans l’entreprise actuelle des mouvements féministes, on assiste à une redécouverte d’histoire figures féminines majeures dans de nombreux domaines, notamment en art. Certaines artistes reconnues de leur vivant puis oubliées ou invisibilisées au profit d’artiste masculins plus connus, sont progressivement remises sur le devant de la scène, comme c’est le cas de Suzanne Valadon dont on connaît davantage son fils Maurice Utrillo. Cette exposition hommage souligne l’étendue, la richesse et la complexité de son œuvre tout au long de sa carrière.
Née en 1865, Suzanne Valadon grandit dans le Paris bohème de Montmartre, cœur de l’émulation artistique du XIXe siècle. D’abord modèle pour de célèbres artistes de la butte comme Puvis de Chavannes, Auguste Renoir ou Toulouse-Lautrec, elle met un terme à sa carrière de modèle et d’artiste de cirque, pour passer de l’autre côté du chevalet. L’académie des Beaux-Arts de Paris excluant les femmes jusqu’en 1887, celle que l’on surnomme la « petite fiancée de Montmartre » se forme de manière autodidacte et apprend la peinture par l’observation de ses pairs dans les mythiques ateliers de Montmartre.
Un parcours exceptionnel, dans la mesure où rien dans sa condition sociale ne laissait envisager la possibilité qu’elle devienne une artiste reconnue. Extrêmement marginales, les femmes artistes peintres pouvant poursuivre une carrière, étaient exclusivement issues de la bourgeoisie ou de l’ancienne noblesse, comme l’artiste Rosa Bonheur par exemple. Tandis que pour les quelques-unes qui parvenaient à faire carrière, c’était souvent en adoptant des caractéristiques masculines (vestimentaires, pseudonymes), à l’instar de la romancière George Sand, pour échapper aux préjugés et être traitées comme égales à leurs pairs masculins.

Suzanne Valadon, Catherine nue allongée sur une peau de panthère, 1923
Une représentation des corps novatrice
Artistiquement parlant, son œuvre est avant-gardiste et audacieuse. Elle s’inscrit à la marge des courants picturaux du XIXe – ni cubiste, ni impressionniste, c’est un réalisme ardent qui l’anime. Elle peint essentiellement des portraits figuratifs, des femmes autant que d’hommes frappants, non d’ultra réalisme, mais de vérité : les rides, les poils, les aspérités du corps sont représentés.
Suzanne Valadon s’intéresse notamment beaucoup au travail du nu, qu’elle aborde d’une manière novatrice. Elle réinvente notamment l’odalisque, thème majeur de la peinture orientaliste, représentant une femme, généralement allongée, nue ou peu vêtue. Cette dernière à souvent des caractéristiques empruntées à l’idéal antique, autrement dit une figure figée de la femme et offert au regard masculin (cf : l’Olympia de Manet).

Edouard Manet, Olympia, 1863
Ainsi, elle s’attèle à réinterpréter cet intemporel dans son tableau La Chambre bleue. Elle y représente une femme transgressive, habillée d’une manière qui ne cherche pas à séduire, fumant, allongée et accompagnée de livres. Son corps n’est pas idéalisé, les traits sont marqués et elle ne cherche pas le regard du spectateur. Avec sa toile Adam et Eve (1909), elle fait scandale au salon des indépendants avec une représentation nue d’une femme aux côtés d’un homme plus jeune. En effet, c’est la première artiste à représenter un nu masculin de face – un événement source d’une forte indignation qu’elle finit par adapter pour l’académie.

Suzanne Valadon, La Chambre bleue, 1923

Suzanne Valadon, Adam et Ève, 1909
Une artiste précurseuse du « female gaze » ?
Même si on ne lui connaît pas de déclaration féministe revendiquée, sa trajectoire indépendante incarne une émancipation aussi bien sociale, genrée, qu’artistique des conventions de son époque. C’est notamment sa manière de représenter qui est aujourd’hui pertinente et moderne pour son époque. En se défaisant des codes classiques de représentation physiques, elle transfigure le réel sans l’embellir.
Ses nus sont peints sans artifices ni voyeurisme, ils existent simplement. Traditionnellement idéalisé, si ce n’est pas sexualisé, le corps féminin se veut neutre, il est présent sans avoir une portée nécessairement esthétique.
D’abord utilisé dans le cinéma, le terme de « female gaze » est théorisé par la critique de cinéma américaine Laura Mulvey, en 1975. Elle explique que dans la plupart des films, et plus largement les productions artistiques, les femmes apparaissent comme des choses regardées par des hommes : que ce soit dans le regard de la caméra, des personnages ou du spectateur, la vision subjective de l’homme est toujours centrale. Par « female gaze », on comprend donc essentiellement le fait de questionner la création des personnages féminins et la manière dont on les perçoit. Et c’est en cela que Suzanne Valadon est pionnière de cette théorie, à son insu sans doute : les femmes qu’elle représente ne sont peintes ni pour plaire, ni pour séduire. Sarah Ihler Meyer, critique d’art et commissaire d’exposition, explique : « Ces modèles ne sont donc pas représentés selon des canons de beauté classique. Ils ne coïncident pas non plus à des stéréotypes féminins […] Ils sont au contraire représentés comme des individus, des corps singuliers, dans toute leur masse, dans tout leur poids et la densité de leur chair. […] il n’y a aucune recherche chez Suzanne Valadon de grâce ou de joliesse, et de la même manière que ces modèles semblent être là pour eux-mêmes, sans se disposer pour un regard. […].
In fine, elles sont exemptes d’objectification et c’est en cela que son approche est profondément novatrice.
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